Trois ans de rémission !

Bullion, mercredi 31 mars 2004

Trois mois sans nouvelles ! Il y a trois ans, il m'arrivait d'avoir de longs silences, mais jamais à ce point. A l'époque j'avais des raisons louables, le traitement était très lourd. Aujourd'hui je n'ai aucune excuse. J'ai honte de vous abandonner ainsi ! Mon livre progresse et je suis à la recherche d'un éditeur maintenant. Sur le plan santé, tout continue d'aller bien et j'en profite. La vie se montre si fragile parfois : une pensée chaleureuse pour Dave et Pierre.

Oui, j'ai honte. Pourtant, si je vous ai abandonné c'est pour une bonne cause. Comme le menuisier qui vient de terminer son travail, il nettoie ses outils, les range à leur place et fait une place nette sur son établi pour aborder le projet suivant. De mon côté, j'ai fini mon traitement et avant de tourner la page pour retrouver pleinement la vie, j'ai souhaité mettre de l'ordre dans mon esprit. Je range mon dernier outil, le "Psychothérap-E-fanclub". Un outil très spécial, construit sur mesure et qui m'a tenu la tête hors de l'eau durant ces trois ans. Je le "brique" donc avec respect avant de le ranger soigneusement. C'est grâce à lui aussi que je termine mon livre, avant de faire place nette. Mais je n'imaginais pas que ce document me prenne autant de temps. Voilà donc la raison de mon silence. J'avais lancé une relecture en octobre. Depuis, Jean P, Françoise, Jean et Bernadette R. m'ont rendu leur copie. Plus tard Lydie C, professeur agrégé de Français, a rejoint ce petit groupe de relecteurs. A eux cinq, ils ont relevé près de 1000 fautes : fautes de frappe, fautes de tournure, paragraphes à reprendre... Bref, ils ont été rapides, constructifs et sont restés unanimes : "nous t'encourageons à publier". Alors j'ai corrigé cette montagne de travail, j'ai ajouté les chapitres 32, 33 et l'introduction qui manquaient encore. J'ai bouclé le livre le 5 février. J'ai préféré relancer une seconde relecture, vu le nombre de corrections. Bernard, Jean-Pierre et Carole sont sur les rangs. En parallèle j'ai commencé à prospecter des éditeurs. Grâce à Carole (journaliste au journal interne des hôpitaux de Paris) et à Virgina (libraire à Limours), j'en ai retenu dix-sept parmi les plus connus : Odile Jacob, Robert Laffont, Les éditions du Seuil, Calmann-Levy... Jugeant le document trop gros pour l'envoyer à tous (300 pages A4), je leur ai simplement adressé un synopsis expliquant mon projet. Ce sont les éditions du Seuil qui m'ont répondues en premier. Entre temps, je me suis envoyé le livre en guise de protection contre la contrefaçon. Puis j'ai corrigé les retours de relecture de Bernard et Jean-Pierre (220 corrections). C'est donc avec le coeur serré que j'ai envoyé, le vendredi 19 mars 2004, mon premier "tapuscrit" à un éditeur.

Mardi 2 décembre Théo nous a refilé sa gastro. Nous sommes tous les quatre sur le flan, jusqu'au jeudi, jour de ma consultation avec le médecin du travail. Je ne suis pas allé travailler, mais j'ai tenu à me rendre à ma visite médicale l'après-midi.

Samedi 20 décembre. J'ouvre mon courrier avec angoisse. La lettre, que j'ai devant moi, vient de l'hôpital Saint-Louis. A vrai dire, je n'attendais rien de leur part. "Cher monsieur, J'ai reçu l'ensemble des résultats vous concernant... " Ce doit être les résultats de la prise de sang de la consultation du 20 novembre. Qu'ont-ils trouvé ? Et si... J'imagine le pire : la reprise de la maladie. Je continue à lire. "...Sur l'hémogramme, vous aviez..." Pourquoi parlent-ils au passé ? Dois-je comprendre que le prochain verbe au présent sera le coup fatal, la mauvaise nouvelle ? "...6 100 GB dont 80 % de PNN... " 6 100 globules blancs, bon, c'est pas mal ! En revanche les PNN, je ne connais pas (En fait, j'ai compris plus tard que PNN = polynucléaires neutrophiles). Je plonge plus loin dans le texte : "... tout à fait correct". Ouf c'est donc une bonne nouvelle ! Mais je n'ai pas le temps de crier "youpi" que la phrase suivante m'arrête net: "... Vous avez par contre une..." Voilà j'attendais ce passage dévastateur, celui qui fait tout basculer avec son verbe au présent. "...lymphopénie B majeure puisque vous avez environ 26 lymphocytes B par mm3, ce qui est un chiffre relativement bas." Je réfléchis un instant. Je relis depuis le début : "730 lymphocytes/mm3". Ces 730 représentent l'ensemble des lymphocytes. Sur les trois dernières années, je n'en avais que 400 en moyenne. J'ai donc progressé. Toutefois une personne en bonne santé en possède entre 1500 et 4000, par conséquent rien d'étonnant qu'il me manque des lymphocytes B. (D'ailleurs il y a six mois, le docteur Rousselot m'avait dit que la remontée serait longue après la fin du traitement). C'est aussi pour la même raison que le médecin du travail avait refroidi mes ardeurs au sujet de ma reprise professionnelle à plein temps. Je l'avais imaginée pour le mois de mai, il a préféré la reporter en octobre. Je continue ma lecture et constate que les populations des lymphocytes CD3, CD4 et CD8 sont tout à fait corrects : jusqu'ici donc tout va bien. "...L'électrophorèse des protides montre cependant un taux de gammaglobuline..." Cependant ? Aïe, aïe... Je serre les dents, les fesses et tout ce que je peux serrer. "...est tout à fait correct..." Re-ouf ! Mais quand même, j'aurais tourné la phrase autrement. "... Il y a donc peu de risques infectieux et le traitement prophylactique par Wellvone peut donc être arrêté sans aucune arrière pensée." Youpi !!! Après quelques angoisses, cette lettre n'était qu'une bonne nouvelle !

Mardi 10 février : il y a exactement trois ans, j'entrais à l'hôpital pour apprendre le 14 (jour de la Saint-Valentin) que j'avais une leucémie.

Jeudi 12 février, c'est le jour de ma nouvelle consultation à l'hôpital Saint-Louis. Mon rendez-vous est à 10 h 10. Pendant le trajet, que je continue à effectuer en taxi, je reçois un appel téléphonique de Françoise. Elle m'explique que le professeur Degos vient d'appeler à la maison. Il passera me voir au moment de la consultation avec Emmanuel. J'arrive cinq minutes en avance. J'ai le temps de lire quelques pages en salle d'attente. C'est là que le professeur m'a retrouvé. Il a mon courrier à la main. Un courriel, que je lui ai envoyé trois jours auparavant, lui explique mon projet de livre et le sollicite pour une préface. Nous discutons du contenu du livre. Il me dit que j'ai réalisé une bonne étape mais qu'il faut que je m'attende à ce que les éditeurs me demandent quelques retouches. Ses livres, il les fait éditer aux éditions du Pommiers, rue Saint Jacques, à Paris. Il me conseille de réfléchir à la destination de mon ouvrage : quels seront mes lecteurs et combien ? En effet, il faudra que je parle "business" avec les éditeurs. Il lira mon livre dès que je le lui aurai envoyé. Il est content de me voir aussi entreprenant. Il me félicite. De son côté, il continue toujours à visiter ses malades, le samedi matin à Myositis 3. Pour lui, c'est le jour privilégié pour discuter avec les infirmières du service. Elles ont besoin de parler car l'exercice de leur métier est difficile psychologiquement, surtout en hématologie. Elles voient les patients plus souvent que les médecins et apportent donc une vision complémentaire. Elles vivent en direct la détresse des patients. Dans ce service, il y a bien sur des succès mais aussi des échecs. Et malgré l'attention toute particulière qu'elles prodiguent aux patients, elles ont des contraintes sur un autre plan : celui de la productivité. Le professeur Degos m'avoue qu'elles sont chronométrées, rentabilité oblige. Par exemple, elles doivent capturer par écrit tous les commentaires et attitudes du patient afin de faciliter la transmission d'informations. Cela, je l'avais constaté lorsqu'on m'a retiré mon cathéter. J'étais allé passer quelques examens préalables dans un autre service. On m'avait confié le dossier d'entretien de mon cathéter, et, dans la salle d'attente, je l'avais consulté par curiosité. Oui, en plus des soins qu'elles m'ont apportés, elles ont tout noté scrupuleusement sans que je m'en rende compte.

C'est l'heure de ma consultation. Emmanuel m'accueille avec son assistante et un interne. Il devait me rendre l'exemplaire de mon livre que je lui avait déposé en première relecture en octobre dernier. Il fait partie de mes premiers relecteurs mais il n'a pas eu le temps de terminer (ni la motivation, chose que je peux comprendre car des patients comme moi, il en voit à longueur de journées). Il m'ausculte, me palpe les ganglions au cou, ceux sous les bras, ceux de l'aine. Il inspecte la cicatrice laissée par l'ablation du cathéter. Il écoute mon coeur. Il fonctionne bien. Toutefois, il faudra en effectuer un examen détaillé la prochaine fois, pour se créer une référence et assurer un suivi régulier. Le traitement, contre la leucémie, l'a fragilisé par les chimiothérapies successives. Je lui dis que je continue à pratiquer la course à pieds et la natation une fois par semaine. Il me félicite et m'encourage à continuer. Le bilan hépatique, pratiqué lors de l'examen sanguin mensuel, n'est plus nécessaire : je ne prends plus de médicaments depuis le 20 décembre. Par ailleurs, je peux envisager une vaccination DT polio, surtout si j'envisage de jardiner au printemps. Dans Six mois, il me prescrira une analyse résiduelle afin de vérifier l'efficacité de la vaccination. Nous nous reverrons dans quatre mois, pour la prochaine consultation : le jeudi 10 juin à 9:50.

Nous sommes le 22 mars et je fête, en même temps que mon anniversaire, mes trois ans de rémission. Me voici donc avec trois ans de survie. Trois ans ! Ce n'est pas beaucoup. Mais sur le plan des statistiques, cela correspond, pour les hommes, à la moyenne nationale de survie à un cancer. Je suis plus jeune pourtant, et pour être totalement dans la moyenne, il aurait fallu que j'aie 64 ans. Savez-vous qu'en 1912, l'espérance de vie moyenne n'était que de 43 ans ? Du coup, j'ai pour objectif d'atteindre ces 64 mais cela me paraît bien loin. Non, il me faudrait un objectif plus raisonnable. Tenez par exemple, je préférerais être une femme ! Elle donne la vie, materne, soigne, s'occupe des petits détails de la vie quotidienne. La femme est donc plus proche de la vie, de la santé, que l'homme. Elle semble faire davantage attention à elle-même et cela se voit dans les statistiques. Elle vit plus longtemps. Sa survie moyenne à un cancer est de huit ans. Voilà pourquoi j'aimerais être une femme en ce moment. Mais rassurez-vous. Mon souhait de changer de sexe s'arrête là. Je me sens parfaitement bien dans ma peau d'homme.

Comme vous pouvez l'imaginer, je continue à profiter de tous les bons moments. Et pour rattraper le temps perdu, mon agenda est rempli jusqu'au mois de juillet. Je n'ai laissé aucune place à l'ennui, et encore moins au mal de vivre. Non, cette maladie m'a apporté une grande leçon : la vie est fragile et il faut la préserver soigneusement, même s'il faut parfois se battre durement pour la conserver. Alors je ne m'accorde que du positif car j'ai compris pleinement l'importance de la vie, sa valeur, sa grandeur : qu'elle est belle, la vie ! ... mais elle reste fragile. Cette fragilité, j'ai pu la mesurer à deux reprises au cours de ces derniers mois. Comme elle peut être consternante parfois ! Dave, le cousin de Françoise, avait décidé de s'offrir un voyage en Belgique, en amoureux avec sa femme pour la Saint-Valentin. Pierre B., un de mes professeurs d'informatique, avait passé du bon temps avec ses proches à Noël. Dave et Pierre sont morts chacun dans un accident de voiture. (Dave, le soir du vendredi 13 février et Pierre le 26 décembre). Ces deux nouvelles m'attristent profondément et j'ai une pensée toute particulière pour leurs proches. Mais plus encore, ces deux tragédies me laissent un immense sentiment d'échec : comme si mes efforts, de trois années de lutte et de souffrance, s'étaient envolées en quelques secondes, pour rien, juste pour avoir voulu prendre du bon temps.

Depuis le mois de janvier, je travaille à mi-temps sur un "vrai" projet. Fini le projet de gestion du matériel, retour à un vrai travail d'équipe, un sujet médical. Sachez qu'après ces trois années, j'aborde cette nouvelle activité avec encore plus de passion : sans doute parce que le mot patient a une tout autre signification pour moi. En trois semaines, j'ai dû comprendre et délimiter le sujet, préparer un plan et le présenter le 3 février aux managers et à l'équipe. Le métier évolue et la plupart de mes interlocuteurs sont à l'étranger. La présentation en anglais a duré une heure et demie en téléconférence. Moi qui n'avait pas pratiqué la langue de Shakespeare depuis longtemps avec des Indiens, des Hongrois et des Américains (qui ont au demeurant tous un accent différent), je suis rentré à la maison vidé et je me suis endormi à 18 heures dans l'atelier de peinture de Françoise. J'ai mis trois jours à récupérer, à me déstresser. Et j'ai eu peur car cette fatigue persistante m'a rappelé celle du début de ma maladie. J'ai vraiment eu la trouille. Depuis je fais attention et j'essaie de me ménager. Certains, autour de moi, me diront que ce n'est pas assez : c'est vrai j'ai du mal à me freiner.

A très bientôt

Régis

Retour