Cancer : chronologie des découvertes
J’ai écrit cette annexe à partir d’un documentaire « Les guerres du cancer » produit par Jenny Barraclough en 1997 pour Chanel 4. Il a été diffusé sur la chaîne Encyclopédia entre le 11 mai et le 25 mai 2002. Je vous avoue que j'aurais aimé disposer de ces informations dès le début de mon traitement. Ce document est plus qu’une succession de découvertes scientifiques. Il replace ces événements dans leur contexte économique et politique, nous permettant de réfléchir sur notre façon de vivre et de s’interroger sur le bien fondé d’idées à la mode.
C- 1980-1990 : DES CAUSES, DES EFFETS
C1. Le tabac en Grande Bretagne
C2. Le tabac en France
C3. Le mélanome ou cancer de la peau et le soleil
C4. L'énergie nucléaire et la leucémie
C5. Tumeur du cerveau : médecine alternative contre
traditionnelle
C6. Hérédité
C6.1. Prédisposition héréditaire
C6.2. Les oncogènes
C6.3. Le gène suppresseur P53 et le cancer du colon
C6.4. Un test de dépistage
D-1990-2000 : LE TIERS MONDE EN OTAGE
D1. Détournement des publicités
D2. Le cancer de la prostate
D2.1. Norman Schartzkopf
D2.2. François
Mitterrand
D2.3. Dépistage
de masse
D3.
L'affaire de l'ARC
D4. Le tiers monde en otage
D4.1.
Le tabac en Inde
D4.2. Dépendance au tabac
D4.3. Les procès
du tabac
D4.4. Accord avec
l'industrie du tabac
D4.5. Le tiers
monde en otage
D5.
Isotopes radioactifs et traitement du lymphome
D6. Où en sommes-nous?
A- 1930-70 : INCONSCIENTS DU DANGER
A1. Le cancer, plus qu'une guerre contre la maladie
En 1995 Robert Proctor, un professeur d'histoire de la science de l'université de Pennsylvanie, visite la petite ville universitaire de Iéna en Allemagne. Cinquante ans plus tôt la ville a été totalement dévastée. Dans les sous-sols, Robert Proctor va découvrir que la lutte contre le cancer est plus qu'une guerre contre la maladie. Il découvre que pendant les années trente et quarante, des chercheurs nazis ont mis en évidence des liens entre le tabac et le cancer. Mais les preuves sont parties en fumée lors du chaos qui a suivi la débâcle allemande et leurs travaux sont tombés dans l'oubli. Régulièrement, pendant les cinquante années qui suivront, l'histoire va se répéter. Des informations capitales sur le cancer seront volontairement ignorées au profit du plaisir immédiat, de l'intérêt politique ou économique. C'est une histoire d'argent, de politique, de science, de hasard, et de notre propension collective à ignorer le danger. Les coupables : les hommes politiques, des hommes d'affaires ou bien monsieur tout le monde. Les victimes, les millions de personnes qui en sont mortes.
A2. Hitler avait compris bien des choses
La ville universitaire de Iéna était autrefois un bastion de l'idéologie nazie. C'est là que des chercheurs allemands ont fait d'importantes découvertes sur le cancer qui auraient pu changer l'histoire de la médecine de ces cinquante dernières années. Au lieu de cela, leurs travaux sont tombés dans l'oubli. Ce que Robert Proctor découvre est édifiant. Hitler avait alors donné 100 000 Reichsmarks pour constituer un institut pour la recherche contre le tabagisme. Le Dr Carl Aztel, nazi convaincu, devient le directeur de recherche. Il est également chargé des affaires raciales. L'institut fait paraître une liste de recommandations pour une vie aryenne saine que l'on pourrait croire sortie tout droit d'un magazine d'aujourd'hui : préférer le pain complet, manger des fruits et des légumes frais, préférer l'eau minérale à la bière et faire beaucoup d'exercice. Mais la priorité pour Hitler en matière de santé consiste à éradiquer le cancer chez les femmes enceintes en Allemagne. Au milieu des années trente, apparaissent les premières images de femmes pratiquant un auto examen du sein. C'est vraiment stupéfiant lorsqu'on sait qu'aux Etats-Unis dans les années cinquante, les femmes n'étaient pas censées se palper les seins. Les habitants de la région de Thuringe font l'objet d'une campagne de prévention contre le cancer qui a presque cinquante ans d'avance sur son temps. Il est désormais interdit de fumer dans les tramways, les trains et de nombreux lieux publics. Les policiers en service et les femmes enceintes ont l'interdiction absolue de fumer où que ce soit. Pour Hitler, le tabac est décadent. Ne pas fumer est une façon de promouvoir la supériorité raciale. Dans les autres pays, Hitler et ses plans anti-tabac ont un goût de prohibition et de dictature. La vie saine qu'il mène avec Eva Braun est tournée en ridicule. A la fin de la guerre, le Dr Aztel se suicide afin d'échapper à un jugement pour crime de guerre. Les autres chercheurs se volatilisent, personne ne veut crier sur les toits qu'il a participé aux missions scientifiques d'Hitler. L'histoire de la recherche sur le cancer commence là où Hitler l’a laissée : au premier jour de la paix. Au cours des deux années qui suivent la fin de la guerre, les Américains envoient 93 000 tonnes de tabac en Europe « pour rétablir la situation ». Pourtant le terrible héritage que laisse Hitler à l'Allemagne a une contrepartie : près de cinquante ans plus tard, il y a quatre fois moins de cancers incurables du poumon chez les femmes allemandes qu’aux Etats-Unis. Les années de guerre ont été bénéfiques à l'industrie du tabac. Même si les articles publiés en Allemagne ont été lus, ils n'ont visiblement pas été pris au sérieux. On recommande de fumer pour combattre le stress. Les cigarettes sont distribuées dans les rations des soldats. La cigarette est associée au show business, à la séduction, au glamour et à la bonne santé. On ne fait jamais la relation entre le tabac et le cancer. Jusqu'en 1945, les femmes fumaient moins que les hommes. Après la guerre le nombre de cancers du poumon chez les femmes a augmenté de façon très importante. Entre les années 45 et 80, il a été multiplié par 7 contre 4 seulement pour les hommes. Immédiatement après guerre, tout ce qu'on savait du cancer, c'est qu'on en mourait. Publiquement et forts de leur récente victoire sur la variole et autres maladies infectieuses, les médecins étaient déterminés à continuer leur combat, en particulier pour le traitement du cancer. Mais dans la pratique, rares sont les médecins qui se lancèrent dans une bataille considérée comme perdue d'avance. De plus, en 1952, le cancer n'était pas au programme des études de médecine aux Etats-Unis. Le cancer était perçu comme une condamnation à mort et parfois comme une honte. Les cancéreux étaient presque traités avec dégoût, certains pensaient même qu'ils étaient contagieux. On ne leur parlait pas, on le les approchait pas. On les laissait mourir à petit feu. Les médecins n'aimaient guère être confrontés à ces situations aussi frustrantes. Et comme personne n'osait prononcer le mot cancer, personne ne se plaignait. Les décès dus à cette maladie étaient encore relativement peu nombreux et les gouvernements avaient d'autres priorités :
A4. Le drame des enfants leucémiques
La lutte contre le cancer prend de l'ampleur, encouragée par le drame des enfants leucémiques. Aucun d'eux ne survit. La plupart d'entre eux meurent en moins de deux mois. En France, l'Institut Pasteur travaille sur la leucémie des enfants depuis les années trente. Ses principales avancées concernent la radiologie et l'immunologie. En 1933, un jeune médecin fait ses débuts à l'Institut Pasteur. Il laissera à tout jamais son empreinte dans la lutte contre le cancer en France. Il s'appelle Jean Bernard et dès le début s'intéresse au terrible drame des enfants leucémiques. Selon lui : « Il y avait un contraste entre la plupart des enfants atteints de maladies infectieuses, que les sulfamides et les pénicillines, qui avaient été découverts quelques années auparavant, guérissaient, et les enfants leucémiques dont la maladie restait constamment fatale. Si la mort d'un vieillard est un événement triste mais normal, la mort d'un enfant de 3 ou 4 ans est un scandale insupportable. C'est ce qui a inspiré nos recherches. » Il tente de prouver sa théorie selon laquelle le sang non affecté contient des éléments capables de combattre la leucémie. En 1947, il fait une première tentative et transfuse entièrement un enfant dans l'espoir que ce nouveau sang fera disparaître les cellules cancéreuses. Dans une veine, le sang de l’enfant était prélevé pendant que dans une autre veine était administré le sang de plusieurs donneurs. L'enfant, nommé Michel, de 4 à 5 ans, était très gravement malade à l'entrée de l'hôpital et se trouvait complètement transformé au bout de huit à neuf jours. Après ce traitement, il avait repris toute l'apparence d'un enfant normal, son sang était normal et sa moelle osseuse, qui est l'organe fabricant le sang, était normale. L'euphorie de Jean Bernard restera de courte durée, comme tous les autres : l'enfant mourra au bout de huit mois. Mais pour la première fois, une rémission sur une leucémie fut obtenue. Il écrira par la suite un poème sur la terrible frustration ressentie par les médecins qui essaient vainement de sauver la vie de ces enfants :
Cet enfant qui meurt et nos bras impuissants,
Pas seulement nos bras, notre esprit aussi,
Et qui tourne en rond dans son ignorance.
Une idée neuve, une idée folle,
Hélas ! Une idée qui n'était pas bonne.
Un dernier effort qui n'a rien changé.
L'enfant est mort et nous sommes seuls dans notre ignorance.
La lutte continue, avec en première ligne le campus de Washington. En 1955, l'institut national de cancérologie y ouvre un nouveau département qui va attirer quelques-uns des meilleurs jeunes médecins du pays. Emil Freireich en fait partie ; aujourd'hui un des plus grands spécialistes de la leucémie dans le monde, il est directeur de la recherche sur la leucémie des adultes du centre anticancéreux M.D. Anderson à Houston, Texas. Avec un groupe de chercheurs, il se décida à travailler sur le traitement des enfants leucémiques. L'idée fut accueillie avec mépris par les universitaires qui restaient très négatifs. Pendant la seconde guerre mondiale, des chercheurs ont expérimenté des médicaments inédits très puissants posant les bases d'un nouveau traitement : la chimiothérapie (traitement par des substances chimiques). Emil Freireich réussit à prouver que ces médicaments combinés d'une certaine manière provoquent une rémission de la leucémie. Le problème était qu'au bout d'un certain temps, les enfants finissaient par retomber malades. Conscient que le traitement pouvait tuer ces enfants, il décide de continuer à leur donner les médicaments pendant les périodes de rémission durant lesquelles ils semblent en parfaite santé. Vingt enfants seront ainsi traités. Les risques étaient grands. Certains sont tombés très malades. Mais aucun n'est mort. Et tout d'un coup, ils se sont mis à aller mieux. L'espoir est soudain permis.
Mais comme souvent dans cette guerre,
la partie est loin d'être gagnée. Plus de la moitié des
enfants continue à mourir. Le cancer réapparaît, faisant
encore plus de dégâts, s'attaquant au cerveau et à la
moelle épinière. C'est Donald Pinkel (nommé directeur
fondateur de l'Hôpital pour Enfants de Saint-Judes à Memphis
en 1961) qui reprend le flambeau, il vient de passer 10 ans dans la marine
américaine, sa détermination lui vaut le surnom de Monsieur
Leucémie. Il s'attaque aux cas les plus difficiles de leucémie
sur lesquelles la chimiothérapie n'a eu aucun effet et s'attaque au
système nerveux central des enfants. Il prend alors une décision
radicale : essayer la radiothérapie. Même si la radiothérapie
est déjà utilisée pour soigner des tumeurs, l'idée
de l'appliquer sur le cerveau de jeunes enfants effraie de nombreux médecins.
La seule certitude est que ces enfants sont condamnés à mourir.
Alors Pinkel se lance sans même savoir quelle dose de rayonnement utiliser.
Il commence à 5 Gray, puis 12 Gray sans succès. Même en
irradiant le cerveau en entier et la moelle épinière, la leucémie
s'attaque toujours au système nerveux central. Et malgré de
nombreuses objections dans le pays tout entier, il essaya une dose beaucoup
plus forte : 24 Gray sur la boîte crânienne. La moitié
des enfants qui ont été traités entre décembre
1967 et juin 1968 ont été guéris et vivent encore aujourd'hui.
Chaque année, on recense
200 000 cas de cancer chez l'enfant dans les pays industrialisés. La
plupart sont des leucémies. Autrefois, tous les enfants atteints seraient
morts, aujourd'hui 80 % d'entre eux survivent.
Malheureusement ce succès
ne se retrouve pas dans les autres types de cancer, le nombre de décès
dus à cette maladie continue d'augmenter.
La constante progression du cancer
finit par changer les priorités des sociétés qui sont
touchées. La pression sur le gouvernement américain se fait
de plus en plus forte. En 1969, les Etats-Unis envoient une fusée vers
la lune. C'est un moment de grande fierté et d'optimisme. Si la science
et l'argent peuvent faire ça, ils peuvent tout faire. Depuis la lune,
les astronautes parlent avec le président Richard Nixon. Ce dernier
est conscient que c'est la vision de John Kennedy que l'on applaudit. Il veut
un triomphe bien à lui. L'action contre le cancer peut rapporter des
votes. Il prononce son discours sur l'Etat de Union : « L'heure est
venue en Amérique de concentrer nos efforts avec la même détermination
qui nous a permis de parvenir à la fission de l'atome et à marcher
sur la lune afin de combattre cette terrible maladie. Je demanderai une dotation
supplémentaire de 100 millions de dollars pour lancer une campagne
intensive de recherche sur le cancer. Et je demanderai de nouveau des fonds
supplémentaires si besoin est. » En décembre 1971, le
projet de loi sur le cancer fut signé (Cancer Act). Nixon souhaite
qu'un remède contre le cancer soit découvert pour le bicentenaire
des Etats-Unis. Un objectif à cinq ans qui rappelle celui de John Kennedy
qui s'était donné dix ans pour voir marcher un homme sur la
lune. Voici un extrait de son discours : « Nous sommes ici pour signer
le Cancer Act de 1971. J'espère qu'à l'avenir nous pourrons
nous souvenir de ce jour et de cet événement comme le plus significatif
de cette administration surtout lorsqu'on connaît les ravages causés
par le cancer aux Etats-Unis. Il fait plus de victimes chaque année
dans notre pays que n'en a fait la seconde guerre mondiale. Nous ne voulons
pas créer de faux espoirs en signant simplement une loi, mais nous
pouvons promettre à ceux qui atteints du cancer et qui attendent un
résultat dans ce domaine, que tout ce qui pourra être fait, par
le gouvernement et les organisations bénévoles de notre merveilleux
et grand pays, sera fait. »
Le Cancer Act montre que l'attitude du public a changé en vingt ans.
Grâce à cela, 2,5 millions de dollars sont alloués chaque
année à la recherche contre le cancer. Autrefois ignoré
volontairement ou non, le cancer est devenu une priorité politique.
Mais les années qui suivent le Cancer Act sont plus marquées
par la frustration que par le succès. « Nous avons appris que
même des ressources illimitées ne suffisent pas à régler
tous les problèmes. En consacrant tout notre produit national brut
à la lutte contre le cancer, nous ne serions pas sûr d'y parvenir.
Dire que nous allons anéantir le cancer serait beaucoup trop simpliste,
mais nous pouvons le contrôler. » (Dr Freireich) Ceux qui combattront
en première ligne dans cette guerre à venir, sont les patients
eux-mêmes.
B-1970-80 : LA COURSE AU REMEDE
Mais le remède n'a toujours pas été trouvé. Steve Mac Queen la super star du cinéma fait partie des millions de gens qui découvrent que l'argent est impuissant face au cancer. On ne peut pas promettre un remède miracle à des centaines de milliers de victimes. C'est comme crier au feu dans une salle de cinéma bondée. Il y a forcément des répercussions. D'ailleurs, elles ne se font pas attendre. Steve Mac Queen quitte la médecine traditionnelle et part à Tijuana au Mexique essayer le Laetril, remède de charlatan censé guérir les malades et vendu par des commerçants suspects. La lutte contre le cancer est devenue un marché haut de gamme. Au début de 1970, le discours de Nixon a redonné l'espoir à des millions de personnes. Mais cet espoir va vite laisser place aux récriminations.
A l'époque, le fléau
le plus redouté par les femmes est le cancer du sein. Angoissées,
elles souffrent en silence. Au milieu des années 50, les chirurgiens
pratiquaient des opérations tellement lourdes que les patientes n'étaient
plus que l'ombre d'elles-mêmes. Pour le cancer du sein, on retirait
une grande partie du torse. Le quart supérieur du corps était
découpé au bistouri. Dans les années 70, les choses ont
très peu évolué. Le cancer du sein reste une maladie
féminine traitée exclusivement par des hommes. Peu de femmes
sont prêtes à se plaindre publiquement jusqu'à ce que
Betty, l'épouse du président Ford, avoue en 1974 son opération.
A cette époque, la femme qui devait subir une biopsie devait signer
des papiers stipulant que si le chirurgien découvrait un cancer, il
était autorisé à pratiquer immédiatement l'ablation
du sein. Dans ces conditions, la patiente ne savait pas si elle allait se
réveiller avec un pansement ou avec un sein en moins. Il y avait une
blague (si on peut dire) qui circulait : un interne va à la clinique
de l'école parce qu'il a mal à l'extrémité de
son précieux organe. Le médecin lui dit qu'il va falloir une
biopsie. Il répond qu'il est d'accord. On l'endort et le lendemain
il se réveille. Le médecin lui dit qu'il a une bonne et une
mauvaise nouvelle. L'interne lui dit de lui donner d'abord la mauvaise. Le
médecin lui répond : « J'ai été obligé
de tout couper. - Oh ! Mon dieu ! » s'exclame l'interne. « La
bonne nouvelle c'est que c'était une tumeur bénigne. »
Trouver un médecin qui accepte de parler entre la biopsie et l'ablation
n'est pas facile. Une patiente n'a pas à dicter ce que doit faire un
médecin sur une table d'opération. De plus, les patientes devaient
être reconnaissantes vis-à-vis du corps médical au lieu
de s'inquiéter de leur féminité ou d'être mutilées.
Quelques années de vie supplémentaires n’étaient-elles
pas en soi un cadeau inestimable ?
La tumorectomie apparaît. Au lieu de retirer le sein, seule la tumeur
souvent minuscule est enlevée. A cette époque, c'est comme si
on suggérait de l'acupuncture. Le corps médical désapprouve
catégoriquement. Seul le Dr Bernard Ficher (chirurgien cancérologue
de l'Université de Pittsburgh) y croit et sillonne le pays pour convaincre
des chirurgiens par des essais cliniques. Les médecins tentés
par les idées de Bernard Ficher pouvaient être licenciés
de l'hôpital où ils exerçaient car ils ne suivaient pas
la « bonne procédure ». En 1976, sa campagne finit par
porter ses fruits et près de 1 843 femmes, atteintes d'un cancer, se
portent volontaires pour aider Fisher à prouver sa théorie selon
laquelle les tumorectomies ne diminuent aucunement les chances de survie.
Nous savons aujourd'hui que la tumorectomie est parfaitement efficace grâce
à l'action du Dr Bernard Fisher et grâce aussi à ces femmes
extrêmement courageuses qui ont accepté de prendre le risque.
Véritable roulette russe, le risque était bien là ! C'est
grâce à elles que nous pouvons profiter aujourd'hui des résultats.
Bob Champion est un des meilleurs
jockeys que la Grande Bretagne ait connu. En 1979, il est désarçonné
et reçoit un coup de sabot entre les jambes. Au bout de deux mois,
la douleur est toujours présente. Si son accident était arrivé
un an et demi plus tôt, Bob serait probablement mort aujourd'hui. La
série d'événements qui l'a sauvé commence dans
le Michigan dans les années 60. Barnet Rosenberg, un jeune biochimiste
(Université du Michigan), effectue une série de tests sur la
reproduction des cellules. A l'aide d'électrodes en platine, il fait
passer un courant électrique dans un tube où il cultive des
bactéries. Les bactéries arrêtent de se multiplier. Mais
la cause vient-elle du champ électrique ou du platine ? Il pratique
de nouveaux tests en n’utilisant que le platine et le résultat
n'est pas concluant. Il laisse le tube sur le bord de la fenêtre. Deux
mois après, il constate que les cellules, incapables de se diviser,
ont développé de longs filaments, phénomène commun
à de nombreux médicaments inhibiteurs du cancer. Bien qu'il
ne soit pas cancérologue, Rosenberg effectue des tests sur des souris
ayant des tumeurs cancéreuses. Visiblement, ça marche. Mais
l'institut national de cancérologie ne partage pas son euphorie. Ses
membres s'inquiètent plus de connaître ses références
que de tester son nouveau composé. Ils sont très méfiants.
Rosenberg n'était pas cancérologue et de plus, prônait
l'injection de métaux lourds dans les patients. Les métaux lourds
sont très toxiques. Les travaux de Rosenberg sont sauvés par
un coup de fil de Londres. Les chercheurs de l'institut de cancérologie
Chester Beatty ont utilisé des métaux dans certains types de
cancer. A Londres, le professeur Tom Connors teste le traitement excentrique
de Rosenberg. A sa grande joie, il marche partiellement sur le cancer de l'ovaire
et plus tard de façon spectaculaire sur le cancer du testicule. Dès
1978, le traitement est utilisé de manière régulière.
C'est grâce à lui que Bob Champion est vivant aujourd'hui. Car
c'est environ à la même époque qu'il apprend que sa douleur
à l'entre jambes est due à un cancer. Conscient que si le cancer
du testicule se propage jusqu'aux poumons l'issue sera fatale, l'hôpital
décide d'opérer immédiatement. Les médecins lui
administrent ce tout nouveau médicament. Bob Champion achève
son traitement en janvier 1980. Il remonte à cheval quelques mois après
et participe à l'une des courses les plus difficiles au monde : le
Grand National.
Grâce au platine, le pronostic pour le cancer du testicule passe de
la mort presque certaine à la guérison presque certaine pour
ceux qui sont concernés. Mais cette victoire est encore une exception.
En 1976, année butoir fixée par Nixon pour trouver un remède
contre le cancer, l'espérance de vie moyenne des personnes atteintes
des cancers les plus courants a augmenté de 2 ans. Des traitements
ont été trouvés contre le cancer du testicule, la maladie
de Hodgkin et la plupart des leucémies infantiles.
A Tijuana près de la frontière
mexicaine se trouve la clinique anti-cancéreuse : l'Oasis de l'Espoir.
Elle est dirigée par le professeur Ernesto Contreras. Elle est célèbre
pour donner à ses patients du Laetril, sans conteste le traitement
le moins orthodoxe à avoir vu le jour dans les années 1970.
Au début des années 70, la chimiothérapie est un tout
nouveau traitement. Il consiste à donner du poison au patient en espérant
qu'il tuera le cancer avant de tuer le reste de l'organisme. Les effets secondaires
sont souvent dévastateurs. Pour la plupart des patients, cette clinique
est leur dernier espoir. Ils y arrivent après de longues périodes
de chimiothérapie et ils n'ont plus la force d'en supporter d'avantage.
Les cliniques comme celle-ci prospèrent car elles utilisent des traitements
alternatifs. Le Laetril est au centre d’une violente polémique
qui oppose médecine conventionnelle et médecine alternative.
Le Laetril est une substance extraite à partir du noyau d'abricot.
Le bruit court qu'il peut traiter certains cancers là où la
médecine conventionnelle a échoué. Mais quelques médecins
ont trouvé que ce produit contenait du cyanure et qu'il pourrait tuer
des patients. Pour d'autres, le Laetril n'a absolument aucun effet sur les
patients. Le véritable scandale vient de la manière dont il
est vendu par un groupe canadien à qualification médicale douteuse
et qui aurait des liens avec la Mafia. Les autorités demandent des
enquêtes. La médecine conventionnelle remporte la bataille. Le
Laetril est interdit aux Etats-Unis. Tout patient qui veut du Laetril doit
aller au Mexique.
Jusqu'en 1980, les Américains dépensaient plus de 500 millions
de dollars par an en traitements alternatifs contre le cancer.
En Angleterre dans la région
de Leeds, le scandale couve depuis des années. L'affaire éclate
dans une usine d'amiante où les enfants ont l'habitude d'aller jouer.
L'usine d'amiante et sa poussière de la petite ville d’Harmley
est au cœur des préoccupations des villageois. Depuis des décennies,
l'amiante est le moteur de l'économie locale. Le bon sens veut qu'il
soit recommandé de ne pas inhaler la poussière d'amiante à
l'intérieur de l'entreprise. Celle-ci a pris les dispositions qui s'imposent
en fournissant des masques de protection. Mais aucune mention n'est faite
des dangers à long terme. Voilà à l'échelle humaine
le résultat d'une des plus grandes négligences industrielles
du vingtième siècle. Les propriétaires de l'usine savaient
depuis longtemps que la poussière d'amiante pouvait s'avérer
dangereuse. En 1906, un médecin impute la mort d'un de ses patients
à l'amiante. Il mentionne aussi dans son rapport que 10 collègues
de la victime sont morts avant l'âge de 30 ans. En 1931, le gouvernement
impose des normes de sécurité. L'entreprise retarde leur mise
en application. En 1955, une étude menée pour le compte de l'entreprise
montre que le taux de cancer de ses ouvriers est dix fois supérieur
à la moyenne nationale. L'entreprise refuse de rendre l'étude
publique. En 1960, il est de notoriété publique que le mésothéliome,
cancer de la plèvre est associé à l'amiante. Pourtant,
l'entreprise continue de nier l'évidence. Le profit passait avant les
êtres humains.
La France fabrique aussi de l'amiante en grande quantité et les autorités
françaises possèdent toutes les données le concernant.
Ce n'est qu'au milieu des années 90 que le gouvernement français
prendra des mesures pour protéger le public, plus de 10 ans après
les scandales britannique et américain. L'exemple classique est celui
de l'université de Jussieu à Paris. Le bâtiment a été
construit entre 1965 et 1972. L'amiante est présent dans tout le bâtiment.
Une campagne pour le retirer est lancée par Michel Parigot (directeur
scientifique). Dix cas de maladies professionnelles causées par l'amiante
ont déjà été relevés : techniciens d'entretien,
mais aussi personnes de laboratoire et maîtres de conférence.
Selon l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques,
les industriels « ont eu tendance à privilégier l’intérêt
économique sur celui de la santé publique et à repousser
le plus possible l’échéance de leur reconversion ».
Ils ont filtré l’information diffusée au CPA (Comité
Permanent Amiante chargé d’orienter la politique du gouvernement
en matière d'amiante). L’INRS (Institut National de Recherche
et de Sécurité) « n’a pas joué le rôle
qu’il aurait dû » en raison de sa « structure paritaire
qui empêche des prises de position fortes ou les retarde ». L’inspection
du travail, censée inspecter les usines afin de savoir si les valeurs
limites d’empoussièrement fixées par décret étaient
bien respectées, a été passive . Le problème,
c’est que le coût du désamiantage complet du Campus de
Jussieu s’évaluerait à 183 millions d’€ ; ceci
correspond à une surface de 200 000 m².
Le gouvernement a finalement interdit la fabrication et la vente d'amiante
en janvier 1997. Il faut trente-cinq ans à une fibre d'amiante inhalée
pour provoquer un mésothéliome. Une fois la maladie diagnostiquée,
l'espérance de vie est de trente mois. Des centaines de personnes qui
sont passées par Jussieu ne savent pas encore de quel côté
la chance va tourner.
En 1996, près de 2 000 personnes sont mortes d'un empoisonnement dû
à l'amiante en France. Ce chiffre devrait passer à 10 000 dans
10 ans.
Il faut envisager la possibilité
alarmante que parmi les multiples substances que notre société
industrialisée déverse dans notre environnement se trouvent
déjà celles qui seront responsables des cancers qui toucheront
la prochaine génération.
Le docteur Devra Davis, conseillère au ministère de la santé,
fait partie de cette nouvelle génération de fonctionnaires qui
a rejoint l'administration Carter en 1976. Elle pense que c'est au gouvernement
d'empêcher l'industrie de faire passer les profits avant la santé
et de mettre l'accent sur la prévention. « On s'était
trompé de guerre, on s'était battu dans les hôpitaux et
les cabinets médicaux mais ce n'est pas là que les gens attrapent
des cancers. C'est là qu'ils vont pour les soigner. Ce qui cause les
cancers, c'est le monde qui nous entoure. Nixon avait un très beau
discours, il se limitait cependant au domaine du traitement, parfois de très
haute technologie, et à celui du développement de nouvelles
thérapies. » En septembre 1978, le choix politique s'oriente
de plus en plus vers l'industrie. Selon le Dr Samuel Epstein spécialiste
de l'environnement : « Nous avons assez d'informations pour contrôler
et prévenir le cancer. Nous avons largement assez de lois pour appliquer
ces contrôles. Le problème ne vient pas d'un manque d'informations
ou d'un manque de lois. Il vient de l'incapacité à mettre en
pratique les connaissances et les informations existantes. Les raisons de
cette incapacité sont économiques et politiques mais pas scientifiques.
» Le même mois, la thèse d'Epstein se voit appuyée
officiellement. Un groupe de scientifiques, travaillant pour le gouvernement,
publie un rapport prévoyant que dans les 30 années à
venir, 20 à 40 % des décès dus au cancer seront causés
par la pollution industrielle et les conditions de travail. L'amiante à
lui seul sera responsable de 13 % des décès. Dans le New Jersey
dans les années 70, il y a eu, en une année, autant de cancers
de la vessie que dans tout le Nord-Est, tout cela à cause d'une contamination
sur le lieu de travail. Les prévisions alarmistes sur les cancers professionnels
s'avèrent exagérés. Mais le débat met à
jour l'influence que la politique peut avoir sur la progression du cancer.
En 1981, en Grande Bretagne, Richard Peto et Richard Doll publient un article
intitulé : « Les causes du cancer. » Ils estiment que 35
% des cancers sont dus à l'alimentation, 30 % au tabac, 10 % à
des causes infectieuses, 7 % à l'activité sexuelle et 6 % à
la pollution ou à l'environnement professionnel.
B-6. Le secteur du pétrole veut se redonner une image : l'interféron
Ironie du sort, ayant endossé
le rôle du méchant durant une décennie, c'est l'industrie
qui va aider à développer un traitement qui fera naître
beaucoup d'espoir au début des années 80. Leon Davis est un
magnat du pétrole de Houston au Texas, ville du célèbre
centre anticancéreux MD-Anderson. Sa femme lui montre un article sur
une nouvelle substance prometteuse : l'interféron. Quelques jours plus
tard, Leon Davis rencontre le Dr Jordan Gutterman (professeur de médecine
au centre anticancéreux M.D. Anderson). L'interféron est un
concentré fabriqué à partir de sang humain. Il coûte
plus cher que l'or. Dans les laboratoires, on murmure qu'il stoppe la prolifération
des cellules cancéreuses, mais Gutterman a besoin de suffisamment de
produit pour effectuer des tests. Grâce au soutien financier de Leon
Davis qui se tourne vers ses amis de l'industrie du pétrole, 20 millions
de dollars sont levés. C'est probablement la plus grosse somme d'argent
collectée pour un nouveau médicament contre le cancer dans toute
l'histoire de la médecine. Cette somme provenant des bénéfices
de l'industrie du pétrole ne peut être que bénéfique
en matière de publicité et image. L'investissement est risqué,
mais dans ce secteur économique l'habitude du risque est de mise tant
le nombre de forages est important et le nombre gisements faibles. Cependant,
lorsqu'un gisement est trouvé, il rapporte beaucoup d'argent.
Il n'y a qu'en Finlande que l'interféron est fabriqué en grande
quantité. L'argent du pétrole sert à en importer. Les
tests commencent mais pas seulement au Texas. La fièvre de l'interféron
gagne vite la planète. L'enthousiasme des médecins gagne vite
les médias. Les demandes submergent les centres qui essaient l'interféron.
Les gens sont prêts à payer, à offrir des pots de vin
pour en avoir. Les médias en parlent tout le temps. Tout a l'air d'une
grande avancée devant le cancer. Mais c'est toute l'industrie pharmaceutique
qui se montre la plus intéressée. Elle s'associe avec de grands
spécialistes en génie génétique afin de cloner
les éléments cruciaux du sang humain, ce qui permettrait de
fabriquer de l'interféron à moindre coût. C'est le Japon
qui réussit cette prouesse scientifique mais c'est à Wall Street
que les actions montent en flèche, transformant de petites entreprises
en de véritables géants du jour au lendemain. Pour les cancéreux,
par contre c'est la déception. L'interféron n'est pas un remède
miracle, en tout cas pas pour le cancer. L'espoir de milliers de personnes
s'envole en fumée, l'interféron n'est efficace que pour des
cas de leucémie très rares. Mais comme il s'avère d’une
redoutable efficacité contre l'hépatite B, l'industrie pharmaceutique
en tire de confortables bénéfices. Quant aux magnats du pétrole,
si les bénéfices sont moindres, ils ne regrettent pas s'être
lancés dans l'aventure, l'interféron a quand même sauvé
des vies.
Le tabac a beau faire de plus en plus de victimes, les gouvernements ne
semblent toujours pas décidés à intervenir. On notera
par exemple l'attitude particulièrement frileuse du gouvernement
britannique au début des années 80. Le parti conservateur
comptait de nombreux libéraux qui, comme Ronald Reagan aux Etats-Unis,
prônaient un libéralisme absolu en matière économique
en s'opposant à toute réglementation et défendait l'idée
que chaque citoyen était responsable de ses actes. Bernard Ingham
était un des principaux conseillers politiques de Margaret Thatcher
: « C'était un gouvernement qui refusait de jouer les bonnes
d'enfants, qui prenait les gens pour des êtres responsables. Dans
ces conditions, on peut difficilement interdire aux fabricants de cigarettes
de faire de la publicité. Une telle idée ne serait venue à
aucun ministre du gouvernement de 79 à 83. »
Sir Georges Young, secrétaire d'état à la santé
de 1979 à 81, fut l'un des rares à s'opposer à cette
politique. Il voulait que les industriels parviennent à une telle
décision de leur plein gré. Non seulement il demandait l'interdiction
totale de la publicité au cinéma et par voie d'affiche, mais
aussi une réduction de moitié des encarts publicitaires dans
les magazines. Il menaçait de légiférer si les industriels
se refusaient à se soumettre à ses mesures. Ces derniers étaient
consternés. Ils réagirent en faisant paraître une caricature
de Georges Young transformé en SS. Sous prétexte qu'il manquait
de temps, le parlement ne vota jamais ses lois et le ministre n'obtint qu'une
réduction symbolique par voie d'affiche. L'année suivante,
Georges Young était affecté à un autre poste. Si Margaret
Thatcher avait la santé des britanniques tellement à cœur,
c'était, disait-on parce que son mari fumait comme un pompier.
C'était le premier round d'un combat planétaire qui opposait
lobbies pro et antitabac sur la question d'une éventuelle législation
permettant de contrôler les ventes de cigarettes. Chaque pays menait
sa propre guerre, chacun à sa manière.
C2. Le tabac en France
En France où l'on fume davantage qu'en Grande-Bretagne, les cancers
sont deux fois moins fréquents. Des chiffres qui s'expliquent par
un développement plus tardif du tabagisme en France. Pendant longtemps,
le gouvernement français s'est senti relativement peu concerné
par les méfaits du tabac constatés dans d'autres pays. Pourtant,
les années cinquante ont vu la publication des premiers travaux épidémiologiques
français qui ont mis en évidence la responsabilité
du tabac dans l’apparition de certains cancers, à la suite
des études américaines et britaniques . Mais les pouvoirs
publics ont attendu 1976 pour légiférer contre le tabagisme.
La loi du 9 juillet dite « loi Veil » interdit la publicité
pour les produits du tabac, avec quelques exceptions légales (lieux
de vente, le parrainage des courses de sports mécaniques, les annonces
directes dans les périodiques non destinés à la jeunesse).
Mais en dépit de cette loi, « l’industrie du tabac a
largement violé cette première interdiction et le parlement
a dû adopter de nouvelles mesures politiques moins de quinze ans plus
tard. Ces dispositions avaient été proposées dans un
rapport du ministère de la santé commandé à
l’occasion du dixième anniversaire de la loi Veil » .
C’est le Dr Albert Hirsch, chef de service de pneumologie à
l'hôpital Saint-Louis à Paris, qui fut chargé d'établir
ce rapport officiel concernant les effets du tabac sur la santé des
Français. Celui-ci remet son rapport à Mme Michèle
Barzach alors ministre de la santé fin 1986. Mais rien ne se passe.
Un an plus tard, alors que la France était en pleine campagne présidentielle,
Albert Hirsch rappela les résultats d'un sondage qui montrait que
les Français étaient favorables à l'interdiction de
la publicité pour le tabac. Vainqueur des élections, François
Mitterrand dut s'engager publiquement à prendre des mesures.
Mais en France, c'est une entreprise publique qui est le premier fabricant
de cigarettes. En acceptant de réduire les ventes de tabac, l'Etat
aurait dû renoncer à une part importante de ses revenus. Claude
Evin, le nouveau ministre de la santé de 1988 à 1991, eut
donc toutes les peines du monde à tenir les promesses électorales
de François Mitterrand. Le ministre des finances (étant de
surcroît un gros consommateur de cigares) s'opposait à ses
propositions. Pendant ce temps, la valeur des achats d’espace publicitaires
dans les médias a augmenté d’environ 60 % de 1988 à
1992 . Claude Evin finalement obtint gain de cause et fit interdire à
partir de 1993 la publicité pour le tabac.
S'il n'avait pas été simple de faire voter la loi, il fut
encore plus difficile de la faire appliquer. Pratiquement personne ne respectait
les zones non-fumeurs que seuls 20 % des bars avaient pris la peine d'instaurer.
La France est un pays latin, un pays moins rigoriste que certains pays du
Nord de l'Europe ou que les États-Unis. C'était l'illustration
parfaite des problèmes de prévention rencontrés par
le gouvernement. Le gouvernement socialiste en France essayait de mettre
en place des lois auxquelles personne ne se pliait alors que les Britanniques
plus disciplinés avaient un gouvernement conservateur peu enclin
à légiférer.
Le tabac tue plus de 60 000 Français par an. La France importe plus
de 50 milliards de cigarettes chaque année.
C3. Le mélanome ou cancer de la peau et le soleil
Au cours des années quatre-vingts, les Australiens découvrirent
qu'ils avaient beau vivre sainement, ils ne mouraient pas moins du cancer.
Le facteur cancérigène qui les menaçait émanait
naturellement de leur environnement. C'était le soleil. Cris Hardfield
souffre d'un mélanome, un cancer de la peau dont on guérit
très rarement. Il ne lui reste pas plus de deux ans à vivre
selon les médecins. Il ne continue pas moins d'exercer son métier
de vétérinaire. Les animaux que les Britanniques ont amenés
avec eux sont aussi peu adaptés au climat que leurs maîtres.
Cris vérifie toujours qu'auprès des animaux une grosseur n'est
pas maligne. Chez les chiens, les chats et les chevaux, le cancer de la
peau se développe au niveau des yeux ou des oreilles, les parties
les plus fragiles de leur anatomie. On enduit les chiens et les chevaux
d'une crème protectrice à base de zinc comme celle qu'utilisent
les joueurs de cricket australiens. Il y a trois ans, sa fille de neuf ans
remarque une tache sur le bras de Cris qu'il n'avait pas auparavant. Cris
a appris que la tache était moins bénigne qu'il ne le pensait.
On la lui a retiré et le chirurgien lui a fait une greffe cutanée
pour masquer la cicatrice qui était relativement profonde. Son mélanome
en est alors au troisième stade, phase la plus grave de la maladie.
80 % des malades meurent dans les cinq ans. Les chances de survie sont de
plus en plus minces. Difficile de croire que la mort est si proche lorsqu'on
vit dans un cadre aussi idyllique. Cris prend cette nouvelle avec philosophie,
il a encore statistiquement deux ans à vivre, mais espère
faire partie des 20 % de ceux qui vivent plus longtemps.
Ce n'est qu'au début des années quatre-vingts que le gouvernement
australien prit conscience du nombre anormal de cancers de la peau. Il décida
de mener une étude sur les habitants de Maryborough, une ville située
au Nord de l'Etat Victoria qui est en quelque sorte la ville australienne
type : une cité rurale possédant quelques usines d'industrie
lourde, une majorité d'habitants d'origine anglo-saxonne, à
la peau claire et par conséquent disposés à ce genre
de cancer. Robin Marx, professeur de dermatologie à l'Université
de Melbourne, fut l'un des médecins chargés de cette étude
dont les résultats vinrent confirmer ses soupçons. «
Nous avons découvert que 50 % des personnes âgées de
plus de 40 ans, que nous avions examinées, présentaient des
taches précancéreuses. Sur ces chiffres, 3 % au moins étaient
atteintes d'un cancer de la peau au niveau des mains, de la tête ou
du cou, chose qu'elles ignoraient. La population de Maryborough, comme celle
de la plupart des villes australiennes, était un mélange de
familles installées depuis des générations et de migrants
britanniques arrivés plus récemment. On décida de mener
une étude comparative entre les deux groupes pour déterminer
si une exposition au soleil depuis l'enfance représentait un facteur
de risque supplémentaire. Les Britanniques furent les premiers convoqués.
En fait, la peau des Australiens était vraiment plus abîmée
que celle des Britanniques qui n'avaient pas grandi sous le soleil. Les
Australiens étaient de plus en plus nombreux à faire appel
à la chirurgie pour se débarrasser de leur cancer. »
Le gouvernement prit conscience qu'à moins de convaincre la population
de passer moins de temps au soleil, les Australiens auraient à payer,
tant sur le plan humain qu'en dépenses de santé, un lourd
tribut à la maladie. Le cancer de la peau était à l'image
des problèmes de santé liés au tabac, à quelques
différences près : le soleil n'avait ni actionnaires ni couleur
politique. Slip, slop, slap, couvrez-vous, chapeautez-vous, crémez-vous
devient un hymne national. Le tee-shirt à manche longue fut même
recommandé. Si cette campagne de sensibilisation n'a pas permis d'éradiquer
le cancer de la peau, elle a eu au moins le mérite de réduire
les risques parmi les populations les plus jeunes.
Deux Australiens sur trois auront un jour un cancer de la peau. Ils ont
2 fois plus de risques de développer un cancer de la peau que les
Américains et 4 fois plus que les Britanniques. C'est dans le Queensland
que l'on enregistre le taux le plus élevé au monde. Le nombre
de personnes souffrant d'un mélanome y est aujourd'hui 3 fois plus
important qu'en 1979.
C4. L'énergie nucléaire
et la leucémie
La plage près du village de Seascale dans le Lancashire fut à
l'origine d'une autre campagne contre le cancer. A moins de deux kilomètres
de la plage s'élève la centrale nucléaire de Sellafield.
Dans les années soixante, le gouvernement britannique avait fondé
beaucoup d'espoir sur le nucléaire, une énergie qui s'avérait
vingt ans plus tard beaucoup plus nocive qu'on ne l'avait imaginé.
On s'aperçut bientôt que dans la région autour de la
centrale de Sellafield, le nombre de cancers était beaucoup plus
élevé que la moyenne nationale. Suzan D'Arcy qui y a vécu
une partie de son enfance, se souvient : « Avant de quitter Londres
avec mes parents, pour venir nous installer à Seascale, nous n'avions
pratiquement jamais parlé du cancer. Je me souviens qu'à chaque
fois qu'on apprenait qu'un habitant de cette ville était mort, c'était
d’un cancer. On mit bientôt en cause la centrale de Sellafield
qui déversait chaque jour des millions de litres d'effluents radioactifs
dans la mer d'Irlande. » Si la société British Nuclear
Fuel Limited affirmait que la centrale ne présentait aucun danger
pour la population, beaucoup étaient persuadés du contraire.
Pour l'avocat Martyn Day, seule une action en justice pouvait amener la
société incriminée à s'interroger sur ses responsabilités
dans le nombre anormalement élevé de cancers qui frappait
les habitants de la région. En octobre 1988, il fit paraître
un article dans le journal The Whitehaven News de la région sous
le titre Leukaemia, legal test cases. L'article disait : « Nous pensons
qu'il existe suffisamment de preuves scientifiques pour convaincre les tribunaux
britanniques que les activités de la British Nuclear Fuel Limited
sont à l'origine de certains cas de leucémie. »
Suzan D'Arcy fut une des habitantes de Seascale à réagir.
Son mari, son père et plusieurs de ses oncles travaillaient à
la centrale. Un an auparavant, elle avait appris que sa fille de quatre
ans était atteinte d'un cas de leucémie très rare chez
les enfants et elle a fait tout de suite le lien avec la centrale. En quatre
ans sa fille, Gemma, était le troisième enfant de la maternelle
du village à développer une leucémie. C'était
le trente-deuxième cas dans la région où le taux de
leucémie était dix fois supérieur à la moyenne
nationale. Dans son petit bureau du centre de Londres, Martyn Day et son
assistant préparaient ce qui allait devenir l'un des procès
les plus retentissants de toute l'histoire britannique. Les deux hommes
avaient pour adversaire l'un des plus grands cabinets d'avocats du pays,
la société Fresh Fields. Dans ses immenses bureaux, des dizaines
d'avocats travaillaient pour faire échec aux attaques menées
contre la British Nuclear Fuel Limited. Avant que cette affaire vienne devant
les tribunaux, quatre ans de querelles juridiques s'étaient déjà
écoulés et le dossier comportait 500 000 pages de témoignages
rédigés par soixante-dix experts du monde entier.
Tandis que les deux parties se livraient bataille, la santé de Gemma
se détériorait. Elle avait besoin d'une greffe de moelle osseuse
dont les résultats semblaient très aléatoires. La greffe
ne parvint malheureusement pas à sauver Gemma qui mourut le 23 septembre
1990 à l'âge de 6 ans. A l'issue de neuf mois de procès,
la haute cour de justice se prononça en faveur de la British Nuclear
Fuel Limited. Le juge déclara que, si dans la région l'origine
de certains cancers était liée à l'émission
de radiation, il n'avait pas la preuve formelle que ces radiations venaient
de la centrale de Sellafield. Le verdict en disait davantage sur les moyens
des deux parties concernées que sur les causes de la mort de Gemma.
En 1989, on enregistrait aux États-Unis 1500 demandes d'enquête
sur les régions où le taux de cancer était anormalement
élevé. La responsabilité de l'environnement n'a été
reconnue officiellement que pour une seule de ces zones. Dans un village
turc, on a établi une corrélation entre certains cancers mésothéliomes
et un minerai contenu dans le sol aux caractéristiques similaires
à celle de l'amiante.
C5. Tumeur du cerveau : médecine alternative contre traditionnelle
Depuis quelques années, médecine traditionnelle et médecine
alternative, ennemies de longue date, croisent le fer dans un motel de la
banlieue de Houston. Dans la chambre 137, Maria Collar se livre à
un rituel qui, espère-t-elle, lui sauvera la vie. Tous les soirs
depuis plus d'un an, elle relie une pompe électrique à une
poche en plastique qui contient ce que son inventeur appelle des antinéoplastines.
Un produit à base d'urine humaine qui, affirme-t-il, brise la chaîne
génétique cancérogène. Toute la nuit, le goutte-à-goutte
coule dans ses veines. C'est le docteur Bursynski qui s'occupe de cette
patiente. Selon lui, elle a 80 % de chances de réussite avec ce traitement.
Son centre de recherche a ouvert en 1983. Depuis, l'office fédéral
du médicament a tout fait pour obliger à le fermer sous prétexte
que les antinéoplastines n'avaient pas encore fait l'objet de tests
approfondis. Mais cela n'empêche pas les patients d'affluer. Voilà
trente ans que l'homme auquel ils font confiance a fui sa Pologne natale.
Son argumentation est maintenant bien au point : « J'ai commencé
avec vingt dollars et je compte bien gagner la guerre contre le cancer.
Le gouvernement américain a commencé avec vingt millions de
dollars et a perdu cette guerre. Il faut bien que quelqu'un la gagne, c'est
ce que j'ai l'intention de faire. » Certains traiteront le docteur
Burzynski de charlatan. Le Texas est le seul état où il peut
proposer son traitement en toute légalité. Ici, l'état
ne reconnaît pas l'autorité fédérale en ce qui
concerne l'exercice de la médecine. Ses patients viennent le voir
principalement parce qu'ils ont entendu parler de ses succès spectaculaires
dans des cas de cancers généralisés.
Le bureau fédéral du médicament fit une descente dans
ses bureaux pour tenter de prouver qu'il avait enfreint la loi en faisant
parvenir des médicaments à des patients en dehors du Texas.
Pour ses défenseurs, il ne s'agissait que du harcèlement injustifié
contre une personne qui offrait un espoir là où la médecine
traditionnelle restait impuissante. Mais cela n'empêche pas sa clinique
de prospérer et pour cause. Malgré les progrès des
traitements traditionnels, peu d'entre eux guérissent les cancers
les plus courants. Les gens se tournent donc de plus en plus vers les traitements
alternatifs qui vont de la psychothérapie à la phytothérapie.
Avec quelques résultats étonnants, le docteur Burzynski est
vite devenu un héros national. Les antinéoplastines sont produites
à grande échelle mais la composition du médicament
reste secrète. Le prix du traitement revient à 1500 $ par
patient et d'après le bureau fédéral du médicament
les bénéfices du docteur s'élèvent à
un million de dollars par an. Il a trouvé son adversaire, le plus
virulent en la personne du docteur Victor Herbert de l'hôpital Sloane
Kettering, qui depuis le scandale du Laetril, s'attache à dénoncer
les traitements anticancéreux douteux. Mais les mentalités
ont changé. Dix ans plus tôt, la plupart des politiques auraient
pris parti pour le bureau fédéral du médicament. Cette
fois, une sous-commission du congrès lui a donné tort car
: « Il se peut que le docteur Burzynski ait fait la découverte
médicale du siècle. Une grande quantité de données
empiriques le suggèrent en tout cas. Mais comment pourrons-nous le
vérifier si le bureau fédéral du médicament
le fait interdire ? » Lorsque l'institut national de lutte contre
le cancer fit savoir au Dr Bursynski qu'il était prêt à
tester sa préparation, celui-ci s'y opposa prétextant que
l'état des patients devant être soumis aux analyses ne permettait
pas au traitement de réussir. Richard Gabon est l'un de ces patients,
il souffre d'une tumeur au cerveau que la médecine traditionnelle
considère comme incurable. Il en avait pour un ou deux ans pas davantage.
Après six mois, Richard, soulagé de quelques milliers de dollars
par le Dr Bursynski, est toujours dans le même état. Déçu,
lui et sa famille font appel à un médecin de la république
dominicaine. Au fil du temps, l'institut est devenu moins hostile aux médecines
alternatives. Dans le cadre du procès de 1997, on demanda au Dr Robert
Burdick, cancérologue indépendant, d'examiner dix-sept patients
du Dr Burzynski souffrant d'une tumeur au cerveau. Si ses conclusions ne
figurent pas au dossier, le Dr Burdick a déclaré cependant
que les résultats du Dr Burzynski étaient remarquables, bien
plus impressionnants que tout ce qu'il avait vu jusqu'alors. Toutes les
poursuites contre le Dr Burzynski ont été abandonnées.
C6.1. Prédisposition héréditaire
Le cancer semble être souvent une maladie arbitraire. Il épargne de grands fumeurs et frappe injustement des non-fumeurs aux habitudes alimentaires très saines. Depuis quelques années pourtant les chercheurs ont une explication. Les gènes sont autant responsables de la maladie qu'un mode de vie malsain. Mais tant qu'ils ne seront parvenus à déchiffrer le code génétique, les traitements proposés resteront aussi aléatoires que la maladie elle-même. C'est au cours des années quatre-vingts qu'ont été faites les premières découvertes qui, à terme, permettront de percer les secrets du cancer. Carole Kraus a ce qu'on pourrait appeler une hérédité chargée. Sa mère et son oncle sont tous les deux morts du cancer à l'âge de cinquante ans. Consciente qu'elle présentait une prédisposition à la maladie, Carole et ses trois sœurs ont interrogé leurs proches pour savoir si le cancer avait fait d'autres victimes dans la famille. Les cinq frères et sœurs de son père ont tous eu un cancer. Sa tante du côté de sa mère et deux de ses grands-parents en sont morts et relativement jeunes. Leurs soupçons se confirmèrent lorsque à la suite d'examens, Katy sa sœur aînée, âgée de trente-huit ans, apprit qu'elle avait un cancer de l'utérus et des ovaires. Ses deux autres sœurs entreprirent les mêmes démarches et l'une d'elles découvrit qu'elle aussi avait un cancer. Carole, aussi découvrit au cours d'une coloscopie qu'elle avait une tumeur exactement au même endroit que celle qui avait emporté son grand-père paternel. Un coup terrible pour une jeune mère de famille. L'espoir pour des familles comme celle de Carole, c'est que l'on parvienne à déterminer un jour quel gène est responsable de la maladie et à le modifier. Au début des années 80, un tel traitement était encore impensable.
En 1979, les chercheurs sont sur le point de marquer un point décisif
face à cette maladie qui depuis des décennies refuse de livrer
ses secrets. C'est dans l'Imperial Cancer Research Fund de Londres qu'a
été faite l'une des premières grandes découvertes.
David Lane, professeur de cancérologie moléculaire à
l'université de Dundee, est un spécialiste des virus et a
intégré le laboratoire à la fin des années 70.
A l'époque, l'idée qu'un virus puisse être à
l'origine du cancer intéressait de plus en plus de monde. Un virus
capable, une fois à l'intérieur de la cellule, de la transformer
en cellule cancéreuse. La théorie semble à ses débuts
pleine de promesses. Dans les tubes, les virus produisent une protéine
qui favorise le développement des cellules tumorales. David Lane
et son équipe se mettent en tête de l'isoler pour l'étudier
de plus près. Mais ils s'aperçoivent bientôt qu'une
autre protéine vient se mêler à la première et
sabote les résultats. Pensant qu'il s'agit d'une souillure provenant
d'une protéine moins importante, ses collègues lui suggèrent
de ne pas en tenir compte. David est pourtant bien décidé
à en découvrir l'origine. Plus il y réfléchit,
plus il est convaincu de l'importance de ses observations. Quelque part
dans cette chaîne chimique, il existe un gène qui met en marche
le processus de formation du cancer. Il appelle ce gène la protéine
53 ou P53.
S'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, c'est déjà
un pas décisif dans la lutte contre le cancer. David Lane finit par
publier un article dans la revue Nature. Parallèlement, d'autres
chercheurs se sont mis à faire les mêmes expériences
qui très rapidement sont venues confirmer son hypothèse. Malgré
les propositions alléchantes que lui font certains laboratoires américains,
David Lane préfère continuer ses recherches à Londres.
La découverte de la protéine P53 s'inscrit dans le cadre plus
large des progrès réalisés en matière génétique.
Au début, les chercheurs pensaient que la protéine appartenait
au groupe des oncogènes, les gènes qui favorisent le développement
des tumeurs. A l'époque, de nombreuses équipes travaillaient
sur d'autres gènes qui pouvaient transformer des cellules saines
en cellules cancéreuses. Face à toutes ces nouvelles découvertes,
la compétition fut trop rude. La protéine P53 de David Lane
tomba pour un temps aux oubliettes.
C6.3. Le gène suppresseur P53 et le cancer du colon
Ce n'est que dix ans plus tard que le chercheur Bert Vogelstein, chef de service de cancérologie à l'hôpital John Hopkins, découvre la portée réelle des découvertes de David Lane. Bert Vogelstein est un contemporain de David Lane. Les deux hommes se sont déjà rencontrés quelques années auparavant à Londres. Ils ont déjà discuté de la protéine P53. Bert Vogelstein travaille maintenant à Boston où il est spécialisé dans le cancer du côlon. En 1988, il essaie de mettre en évidence le rôle d'une séquence de gènes qui semblent impliqués dans le processus de formation du cancer chez certains de ses patients. La génétique a déjà fait beaucoup de progrès. On pense depuis peu que des gènes cancérigènes sont, dans des conditions normales, tenus à distance par un autre type de gènes que l'on appelle des gènes suppresseurs. Tant que ces gènes sont actifs, ils empêchent le développement tumoral. Mais dès qu'ils cessent de fonctionner, le cancer fait son apparition. Plus Bert et son équipe cherchaient à limiter le champ de leurs recherches, plus ils étaient en présence du gène P53. Ils se décident à regarder la protéine de plus près et se rendent compte que pratiquement tous les patients qui avaient un cancer du côlon présentaient cette mutation du gène. On comprend alors que la protéine P53 est chez l'homme l'un des gènes les plus importants. Il suffit qu'il soit déficient pour que se développe le cancer du côlon ainsi que plusieurs autres cancers parmi les plus courants. La génétique vient de faire un pas de géant. Les chercheurs publient des centaines d'articles portant sur la complexité des codes génétiques à l'origine du cancer. Le P53 devient un gène suppresseur alors qu'auparavant on ne savait pas où le ranger. Malheureusement pour David Lane, on attribuera la paternité de la découverte à Bert Vogelstein.
La découverte du rôle du gène P53 est un pas décisif
pour les cancérologues. Cela signifie entre autres qu'à partir
d'un simple test, il devient possible de prévoir très tôt
les risques de maladie chez les personnes qui comme Carole Kraus présentent
une prédisposition héréditaire. Son organisme abritait
un gène déficient. Elle se fit retirer la tumeur qu'elle avait
au niveau du côlon et, pour mettre toutes les chances de son côté,
demanda même l'ablation des ses ovaires et de son utérus qui
ne présentaient pourtant rien d'anormal. Pour Carole, le cancer était
avant tout une tragédie familiale. Sans le travail d'hommes comme
Bert Vogelstein, la tragédie était appelée à
se reproduire. Pour l'un comme pour l'autre, la génétique
offre de nouveau un message d'espoir. Celui d'une vie meilleure pour les
générations à venir.
Selon Bert Vogelstein : « Il a fallu trente ans entre le moment où
on a découvert le virus à l'origine de la polio et celui où
on a mis au point le vaccin. Et il n'y a aucune raison de croire qu'on mettra
moins de temps pour le cancer. Car le cancer ne se réduit pas à
une seule maladie, c'est tout un ensemble de maladies. Et chacune d'elles
est beaucoup plus complexe que la polio. Mais si l'on en croit l'histoire,
ce n'est qu'une question de temps. De temps et de persévérance
car quelqu'un quelque part trouvera un jour la solution. »
D-1990-2000
D1. Détournement des publicités
Melbourne en Australie est une ville qui n'a pas l'air très rebelle. Ici, dans les années quatre-vingts, une poignée de personnes respectables de la classe moyenne décide de se mettre hors la loi pour battre le cancer. Pour Marge White mariée à un professeur de médecine, ce fut son propre cancer qui la mena à s'impliquer dans cette campagne antitabac. Sa cible, la publicité pour le tabac. Avec des bombes de peinture, elle s'arrangeait pour ridiculiser les publicités en modifiant astucieusement le texte d'accroche. Le plus grand détournement a eu lieu au sommet d'un immeuble de cinq étages, un soir de Noël. C'était une publicité Marlboro. Il a fallu six heures pour transformer cette publicité. Marlboro s'est transformé en it's a bore : c'est d’un rasant. Comme les afficheurs étaient partis en vacances, l'affiche est restée en l'état les deux premières semaines de l'année. Finalement, Marge White est arrêtée, ce qui accroît l'impact public de la campagne. Elle a été accusée de dommage à panneau d'affichage avec… intention de nuire. La publicité poussant les gens à se faire du mal, la plainte a été rejetée. Cette campagne a contribué à interdire la publicité pour les cigarettes en Australie. Cette piqûre de moustique sur l'échine des géants mondiaux marque un nouvel engagement du public dans la guerre contre le cancer. Un engagement qui entraînera des modifications décisives avant la fin de la décennie.
En 1994, le général Norman Schwartzkopf fait examiner un genou douloureux dans un hôpital de l'armée de l'air américaine. Il apprend qu'il a un cancer. Le cancer des hommes, le cancer de la prostate. D’après l’opinion commune, environ 40 % des hommes qui subissent une ablation de la prostate deviennent partiellement incontinents et 50 % impuissants. Norman a pris le taureau par les cornes : « Rien ne rend plus incontinent et impuissant que la mort car c'est le summum de l'incontinence et de l'impuissance. Je sentais bien que je n'avais pas le choix. Je ne voulais pas mourir du cancer. J'étais décidé à y aller et à faire tout le nécessaire pour débarrasser mon organisme du cancer et à faire face aux séquelles. » En 1994, après son opération, Norman Schwartzkopf s'engage personnellement dans la lutte contre cette maladie. Il co-dirige un camp de vacances pour enfants cancéreux et prête son nom pour une collecte de fonds pour la recherche contre le cancer de la prostate. Son équipe est venue lui demander ce qu'il fallait dire à la presse et il a répondu : « Dites que j'ai un cancer de la prostate, il faut peut-être enfin parler de ces choses. » C'est alors qu'on a vu sur les écrans un message publicitaire où Norman apparaît avec en fond un stade rempli de spectateurs et il disait : « On m'a diagnostiqué un cancer de la prostate en mai 1994. J'ai survécu mais, depuis, 80 000 hommes sont morts. » Il ne reste plus que le stade sans ses spectateurs.
A la même époque, François Mitterrand, président depuis treize ans, combat le mal en secret. Il en était atteint depuis plus de dix ans. Mais au contraire du général Schwartzkopf, il n'en avait fait part qu'à très peu de gens. Quand un homme politique en France dit : « Je suis fragile, je risque de mourir », il craint que les Français ne votent pas pour lui, le jugeant inapte à prendre des décisions politiques difficiles. Il a choisi de ne pas dire la vérité immédiatement alors qu'il la savait vraisemblablement. Pour s'éviter la publicité d'une opération, Mitterrand choisit d'abord une hormonothérapie. Puis, huit ans après le diagnostic initial, il s'adresse au plus réputé des chirurgiens français, le professeur Bernard Debré, chef du service de chirurgie à l'hôpital Cochin. Une banale opération urinaire devint une affaire de sécurité nationale. Mitterrand a survécu cinq ans.
La conséquence de la mort de François Mitterrand en 1996
aide à la promotion d'un nouveau test sanguin qui permet de diagnostiquer
le cancer de la prostate beaucoup plus tôt. En Amérique, un
survivant célèbre assure la promotion de cet examen appelé
le PSA. Le message de Norman Schwartzkopf ou celui du sénateur Bob
Dole est le suivant : « Messieurs après la quarantaine, passez
un examen complet une fois par an parce que si vous découvrez le
cancer assez tôt vous pouvez guérir complètement et
retrouver une vie normale. » Mais tout n'était pas si simple.
En Angleterre, les médecins ont un autre avis. L'expérience
l'a montré. Bien des malades n'ont pas tiré bénéfice
de l'opération, et des personnes, comme le Dr David Dearnaley chef
de service cancérologie du Royal Marscien Hospital à Londres,
se sont demandées si des dépistages de masse étaient
bien utiles. Avec un tel dépistage il serait possible de détecter
un grand nombre de cancers de la prostate mais ils ne sauraient pas s'il
faut les traiter ou non. La différence de méthode entre l'Angleterre
et l'Amérique découle largement de leur mode de financement
de la santé publique. Faire passer aux États-Unis un examen
aux hommes de plus de 40 ans accroîtrait les bénéfices
de l'industrie médicale. En Grande-Bretagne, cela signifierait l’alourdissement
des impôts finançant le système de santé et encore
pire si cela devait faire l'objet de demandes accrues d'interventions chirurgicales.
Prenons un exemple et soyons cynique : en Amérique du Nord, les urologues
pratiquent beaucoup d'interventions pour faire de l'argent. En Grande-Bretagne
l'urologue ne gagne pas plus d'argent s'il traite plus de patients.
Rayons, chirurgie, hormonothérapie, voilà le traitement de
base du cancer de la prostate. Comme quatre hommes sur cinq reconnus positifs
au test PSA ne sont pas gênés par leur cancer, les médecins
britanniques préconisent l'attentisme vigilant. Mais Norman Schwartzkopf
s'oppose à cette thèse : « Je ne pense pas qu'il soit
dans mon caractère de rester les bras croisés avec un cancer
se développant en moi. Je voulais agir et m'en débarrasser.
C'est aussi simple que cela. »
En 1996 aux États-Unis, où les tests PSA sont désormais
courants, on a enregistré 200 000 cas de cancer de la prostate. En
Grande-Bretagne, 14 000 seulement sont enregistrés. La population,
qui est environ trois fois moins nombreuse qu'aux Etats-Unis, devrait en
comptabiliser 60 000 cas.
D3. L'affaire de l'ARC
Dans la guerre contre le cancer, l'argent a toujours été
essentiel. Pendant des années, la figure la plus emblématique
du système français fut un proche du président Chirac.
Il était l'intime de toutes les personnalités. Il récoltait
600 millions de francs pour la recherche mais aujourd'hui soupçonné
d'escroquerie, il se retrouve en prison. Monsieur Jacques Crozemarie était
à la tête de la plus grande fondation caritative française.
A huit kilomètres environ de la tour Eiffel, un immeuble abritait
l'association de la recherche contre le cancer, l'ARC. On a changé
le sigle mais pas effacé le scandale. L'ARC récolte en France
le quart des fonds de la recherche contre le cancer. Entre les années
80 et 90, M. Crozemarie apparut régulièrement à la
télévision pour recueillir les dons des français. Son
rôle était de faire peur aux gens. Il arrivait à l'heure
du dîner chez vous par l'intermédiaire du poste de télévision
et vous disait : « Donnez pour le cancer, vous connaissez des gens
qui sont morts du cancer, ce sera peut-être vous demain. » Il
ne le disait pas comme ça mais c'était vraiment le message
subliminal qui passait. Mais derrière cette façade, Crozemarie
était plus qu'un collecteur de fonds. Il possédait tous les
signes extérieurs de richesse de l'affairiste dont une superbe villa
dans le midi. Il utilisait le bulletin d'information de l'ARC pour promouvoir
sa propre image : avec des patients, avec des célébrités
ou présidant d'importants congrès médicaux. L'ARC s'est
retrouvé dans le collimateur du ministère de la justice. L'enquête
fut bloquée par une loi interdisant de contrôler les comptes
des associations caritatives. Mais Sophie Coignard travaillant au journal
Le Point trouva le défaut dans la cuirasse. Elle s'aperçut
que la plupart des gens à qui elle s'adressait s'interrogeaient sur
l'origine du train de vie de Crozemarie, mais n'osaient pas parler. Petit
à petit, elle accumule les preuves. L'argent du cancer payait bien
ses dépenses privées (voir Le Point n°1242). Tout se passait
si on peut dire au niveau du deuxième étage de la fusée
qui était composée de nombreuses sociétés commerciales
regroupées dans une Holding nommée International Developpement.
Ces sociétés recevaient 200 millions de francs par an et étaient
chargées de délivrer les fausses factures, de faire des expositions
itinérantes qui n'ont jamais existé et qui servaient à
financer la villa de monsieur Crozemarie à Bandol, sa piscine, la
chasse du PDG d'International Development monsieur Michel Simon dans le
Val de Loire. On plantait les bégonias et on creusait des piscines
avec l'argent destiné à la lutte contre le cancer.
A ce moment-là, la police reprend son enquête. Une nouvelle
loi l'autorise. En réalité, ce ne fut qu'un début.
Lorsque Crozemarie fut arrêté et jugé, on découvrit
que sur les 600 millions collectés chaque année, 150 millions
allaient réellement à la recherche contre le cancer, soit
le quart des collectes. Beaucoup de retraités étaient donateurs.
On a frappé non seulement les gens au porte-feuille mais aussi au
cœur en volant l'espoir des donneurs. L'année suivante, Crozeamarie
était envoyé en prison. Les dons des Français à
la recherche contre le cancer chutent de moitié. Et pourtant, cette
année là, l'ARC reverse aux médecins français
plus d'argent que jamais. Ce qui donne une bonne indication du montant de
l'argent détourné.
D4.1. Le tabac en Inde
Dans les pays en développement, tout reste à faire en matière
d'information sur le cancer. En Inde, le tabac est un héritage mal
connu de la colonisation britannique. Cinquante ans après l'indépendance,
les Indiens ont de quoi se repentir de cette habitude héritée
de leur passé colonial. A 35 km de Bombay, dans un petit village,
chacun a sa manière de prendre sa dose quotidienne de tabac. En général
les gens fument des bidies : une feuille roulée contenant du tabac.
D'autres l'avalent. D'autres encore le mâchent. Toute la journée,
ils mâchent le pan, mélange de tabac, de citron vert et de
noix de bétel. Les femmes, quant à elles, s'enduisent les
gencives de tabac. Viji Venkatesh directrice de l'association des malades
du cancer, essaie d'avertir les villageois des dangers de cette habitude.
Chaque manière de fumer a son cancer. Le Tata Memorial Hospital de
Bombay est probablement le premier hôpital au monde pour le cancer
de la bouche, de la gorge et du cou. On traite ici 5 000 personnes par an.
Ce garçon a 20 ans et mâche du tabac tous les jours depuis
l'âge de 14 ans. Il a une tumeur de la taille d'une grosse mandarine
sur le côté droit du menton. On a retiré à cette
femme une tumeur interne de la joue. Un implant prélevé de
sa poitrine colmate provisoirement le trou dans son visage. Elle mâchait
en gros cinq pans de tabac par jour. En général, il faut une
heure à une heure et demie pour mâcher un pan. Le docteur Sultan
Ahmad Pradham va opérer un patient de 50 ans fumeur de bidies. Il
a un cancer du larynx. Le chirurgien doit presque ôter totalement
le larynx et la trachée. Il raccorde ce qu'il laisse à une
trachée artificielle pour permettre au patient de pouvoir parler.
Avec ce dispositif, il pourra faire des phrases avec une seule inspiration.
Mais il n'est qu'un cas sur des millions. Le nombre de gens qui, dans les
pays du tiers monde, meurent de cette maladie du tabac ne fait qu'augmenter.
Quand les ventes de cigarettes se sont effondrées en Occident, les
grands producteurs, souvent par l'intermédiaire de compagnies locales,
se sont tournés vers le tiers monde pour compenser leurs pertes.
Les cibles sont les Indiens et les Chinois. Il a fallu convaincre les Indiens
les plus pauvres de fumer des cigarettes industrielles. L'India Tobacco
Company, propriété pour un tiers de la British & Américan
Tobacco, a pris la tête de ce marché. Pour concevoir une publicité
touchant les pauvres, on fit appel à l'un des réalisateurs
indiens les plus prolifiques et les plus en vue : Prahlad Kakkar. Son travail,
promouvoir une cigarette indienne petite et bon marché. La publicité
fut un succès et dopa les ventes. L'addition sera pour plus tard,
dans vingt ans.
En Amérique, les profits des industriels du tabac n'avaient guère souffert de la contre-publicité. Jusque dans les années quatre-vingt-dix, les patrons de l'industrie étaient parvenus à dissuader la plupart des gouvernements d'agir contre la cigarette. Ils brouillèrent tous liens avec le cancer du poumon et nièrent énergiquement que leurs produits suscitent une dépendance. Mais en 1994, la tendance s'inversa. Devant une commission du congrès, on demanda aux patrons de toutes les grosses entreprises fabriquant des cigarettes si d'après eux le tabac créait une dépendance. Joseph Taddeo de l'US Tobacco, Andrew Tisch de Lorillard Tobacco, Edward Horrigan d'Uggett Group, Thomas Sandefur de Brown & Williamson et Donald Johnson de British & American Tobacco déclarent à l'unanimité devant le tribunal que la nicotine ne crée aucune dépendance. Ces déclarations devraient revenir les hanter sans relâche. Trois mois plus tard, il se produit un événement qui devait tourner leurs propos en ridicule. Le 12 mai 1994, un paquet arriva devant la porte du bureau du professeur Stanton Glantz de l'université de Californie. Il contenait 4 000 pages de rapport provenant de Brown & Williamson, une filiale de British & American Tobacco. Un employé de l'entreprise l'avait envoyé anonymement. Les documents montrèrent qu'ils savaient dès 1960 que le tabac créait une dépendance. On y trouva entre autres une note où le vice-président Addison Yemon déclarait : « Notre métier, c'est de vendre de la nicotine, cette drogue qui rend dépendant. » Glantz transmet les documents à son université qui, malgré les pressions, au lieu de les restituer à la compagnie, les diffuse sur Internet.
Bientôt, les avocats découvrent des preuves encore plus accablantes dans de vieux documents conservés en Angleterre. Les fumeurs, d'abord à titre individuel, attaquent les manufacturiers. Puis ce sont les états qui mettent en avant des décennies de dépenses de santé affectées aux maladies du tabac. Plus significative encore est la décision du président Clinton d'intervenir contre la vente des cigarettes aux mineurs : « Par ce geste historique, nos enfants mineurs seront hors d'atteinte de Joe Camel et du cow-boy de Marlboro pour toujours. » Dans les champs de tabac, la déprime s'installe. L'intervention de Clinton signifie l'échec du lobbying à Washington. Les manufacturiers considèrent l'attitude de Clinton comme opportuniste. Désormais, le discours antitabac rapporte des électeurs.
D4.4. Accord avec l'industrie du tabac
En 1997, un luxueux hôtel de Washington accueille une série de rencontres très secrètes. Pour la première fois, les industriels du tabac s'inquiètent vraiment. Les procureurs de quarante états déclarent détenir collectivement assez de preuves pour les poursuivre sur la base de préjudices lourds. Les manufacturiers décident de négocier un accord qui les protégera définitivement de tous litiges ultérieurs. Les principaux délégués rejoignent la salle de négociation par une entrée de service, échappant ainsi aux médias très nombreux venus couvrir l'événement. Seul un médecin, le docteur Lonnie Bristow, ancien président de l'Association Américaine de Médecine, était présent. Il put se faire une opinion objective des deux camps en présence. Les pourparlers se poursuivirent pendant plus de trois mois. Finalement, en juin 1997, l'accord est officiel. L'accord oblige l'industrie du tabac à limiter drastiquement ses campagnes de publicités et à verser 368 milliards de dollars sur 25 ans au bénéfice de la santé et de la pédagogie sanitaire.
A la suite de l'accord américain, en Angleterre, le nouveau gouvernement
travailliste annonce lui aussi qu'une loi va bientôt interdire la
publicité pour les cigarettes. Mais cela ne convainc pas les militants
antitabac qui, comme Davis Simpson directeur de l'Agence Internationale
Tabac et Santé, attendent une décision de plus grande ampleur.
Ils savent que les marchés américains ne représentent
que 5 % des ventes des manufacturiers. « Ils ont compris qu'ils pouvaient
compenser leurs pertes et même au-delà. Maintenant, il y a
des millions voire des milliards d'individus auxquels ils peuvent vendre
leurs cigarettes. » Dans les pays en développement, ce marketing
agressif paye déjà joliment. Ainsi, depuis le milieu des années
80, 8 fois plus d'adolescents se sont mis à fumer à Taiwan.
En Inde, la nouvelle classe moyenne ne se fait pas prier pour acheter les
produits occidentaux. A Bombay, les marques comme Classics, propriété
pour partie de British & American Tobbacco, financent régulièrement
des soirées disco. Philip Morris a bien diffusé sa marque
la plus vendue au monde : Marlboro. Parallèlement les manufacturiers
de tabac attirent toute une clientèle grâce au sport. En Inde,
le cricket est une obsession nationale. Souvent, Wills Tobacco finance les
grandes rencontres. Wills a versé 13 millions de livres pour qu'une
coupe du monde s'appelle la Wills World Cup. Après une série
télévisée où les logos de la compagnie s'étalaient
sur les maillots des joueurs, une enquête sur un échantillon
de 2 000 adolescents de 14 ans a montré que beaucoup croyaient que
fumer augmentait leur chance de bien jouer. L'auteur de l'enquête,
le Docteur S.G. Vaidya de l'Association contre le Cancer, est un chirurgien
ORL qui estime qu'il a mieux à faire dans la vie que de découper
le larynx des hommes. « Si nous nous ne mettons pas à faire
cesser ce sponsoring, nous n'arriverons pas à arrêter la progression
du tabac. » Après avoir regardé ces matchs, près
de 8 % des garçons essayaient le tabac. En 1995 en Inde, les décès
liés aux maladies du tabac se situe officiellement entre 600 000
et 1 million par an.
On estime que sur 2 milliards d'enfants vivant actuellement dans le monde,
800 millions deviendront des fumeurs réguliers. Dans la plupart des
régions du monde, leur espérance de vie est de 20 ans plus
courte que celle des non-fumeurs.
D5. Isotopes radioactifs
et traitement du lymphome
Dans le Michigan, de nouveaux traitements sont mis en place. Un pavillon
a été spécialement stérilisé en vue de
traitements expérimentaux très prometteurs. Après la
chirurgie, les armes de base contre le cancer restent les traitements chimiques
et les rayons. La nouveauté, c'est la précision de leurs applications.
Contenus dans des boîtes en plomb, des isotopes radioactifs sont de
véritables bombes intelligentes pour une guerre de haute technologie.
Au lieu d'être diffusée sur la tumeur et sa périphérie,
la radioactivité sera transportée sous forme de composés
iodés par un anticorps, une particule du système immunitaire
qui agit directement sur les gènes de la tumeur. Les progrès
de la thérapie génique et le développement de nouveaux
médicaments adaptés à des maladies précises
voire à des gènes précis ont accrû les perspectives
de survie.
Un traitement révolutionnaire du lymphome a été développé
par le professeur Mark Kaminski du centre anticancéreux de l'université
du Michigan. « Le truc, c'est de trouver un moyen de diriger le rayonnement
et de maîtriser le traitement de manière à viser les
sites tumoraux sans affecter les tissus normaux. » En 1990, Fred Lotz
apprenait qu'il avait un cancer des nodules lymphatiques du cou. Le traitement
standard consistait à le mettre sous chimiothérapie. Le lymphome
est le sixième cancer le plus répandu. Avec les années,
les médicaments sont plus efficaces, les effets secondaires mieux
maîtrisés. Mais la chimiothérapie demeure un traitement
par le poison. « J'ai commencé la chimiothérapie et
cela ne faisait qu'empirer en menaçant ma vie. J'ai vu des photos
de moi et je n'arrive pas à croire que j'étais si mal. J'avais
l'air d'avoir pris 20 ans de plus » disait Fred. Après trois
jours dans ce bain de rayons, le patient de Kaminski passe un scanner pour
constater le degré de régression de la tumeur. Selon Fred
: « Après deux jours j'ai ressenti des crampes dans mes muscles.
Mes jambes me faisaient mal, impossible de dormir et le lendemain matin
les nodules lymphatiques avaient rétréci. Je ne m'attendais
pas à ce que ce soit aussi rapide. » Pr. Kaminski : «
C'était la sensation la plus grisante qu'il soit. Être capable
de venir en aide à quelqu'un qui à ce moment là n'avait
plus beaucoup le choix. Cette thérapie n’a provoqué
aucun effet secondaire marquant. Il se portait bien et durablement. C'est
exactement ce que nous avons toujours cherché en cancérologie
et toujours espéré. »
L'un des grands progrès récents de la science, c'est cette
capacité d'aller observer les endroits les plus reculés du
corps humain sans avoir à ouvrir. Chez plus de la moitié des
patients, l'amélioration est stupéfiante. Le Pr. Kaminski
: « Ce patient a 33 ans. Il est passé par une grosse chimiothérapie
qui a vite échoué. Vous voyez ces images, ce sont des clichés
pris sous différents angles. Ici nous avons la colonne vertébrale,
les deux reins et l'intestin. Au milieu des boucles de l'intestin, il y
a cette grosse masse, une tumeur pleine de lymphomes d'un kilo environ.
Et maintenant, en contraste avec cette grosse masse, nous voyons que cette
grosse masse un an après au même endroit ne présente
plus aucune trace du mal. Il est donc complètement guéri,
il va bien. »
Depuis 1973, le nombre de décès par cancer s'est accru de
6,3 % par an, aux Etats-Unis, essentiellement à cause des cancers
pulmonaires. Certains cancers ont diminué, celui du sein légèrement,
ceux du cerveau et de l'estomac très nettement. La route a été
longue depuis les temps où Nixon déclarait la guerre aux cancers.
Où en sommes-nous depuis cette déclaration du président
il y a 26 ans qui promettait la victoire sur le cancer en moins de 6 ans
?
Le tableau n'est pas si mauvais. Si nous mourons plus du cancer, c'est que
nous vivons plus longtemps et que nous ne mourons pas d'autre chose. Mais
les gros titres optimistes sont aussi trompeurs. Les nouveaux traitements
de pointe sont aussi longs à tester et sont loin d'être accessibles
à tous. Beaucoup de malades du cancer ont une vision sombre des progrès
réalisés : nous en sommes à l'âge de pierre où
nous découpons encore les seins des femmes. Dans cent ans, nous regarderons
cela comme de la barbarie mais nous ne savons pas faire autrement aujourd'hui.
Les médecins voient les choses différemment. Ils se souviennent
du temps où le cancer était mortel pour les jeunes comme pour
les vieux. « Il ne va pas disparaître, pas plus que la tuberculose
n'a disparu. Mais nous allons le maîtriser, il ne terrorisera plus
les gens et ils ne mourront plus à l'âge de cinq ans. »
(Dr Freireich) Et la jeune génération scientifique entrevoit
les traitements futurs, surtout par sa nouvelle connaissance du fonctionnement
des gènes. « En toute honnêteté, cela concerne
nos enfants, nous cherchons pour les générations futures.
Le cancer deviendra une maladie curable et je pense que nous allons assister
à cela : il y a une lumière au bout du tunnel » (Pr
Gérard Evan, biochimiste) Quelle sera l'intensité de la lumière
et quand brûlera-t-elle ? Cela ne dépend pas que de la science.
La majorité des cancers ne devrait jamais exister. Bien souvent à
bien des niveaux, chaque génération connaît les dangers
mais fonce quand même droit dessus. Par myopie, par avidité
ou simplement par lubie.
Dans la bibliothèque d'Iéna, Robert Proctor professeur d'histoire
de la science, en a découvert l'illustration dans ses études
que publièrent les Nazis voici 50 ans : le tabac provoque le cancer,
l'uranium est dangereux pour les mineurs, l'alimentation est déterminante...
Tout cela, le monde a préféré l'ignorer.
« Nous espérons tous que les percées scientifiques en
génétique ou ailleurs nous apporteront des traitements. Mais
nous savons déjà comment prévenir plus de la moitié
des cancers. Nous savons ce qu'il en est de l'amiante, de la poussière,
des rayonnements, et naturellement du tabac. Dans cent ans, les historiens
verront notre époque comme l'époque de l'expansion la plus
rapide du cancer de tous les temps. Et ce parce que le monde tout entier
connaît maintenant cette augmentation massive de la consommation du
tabac. La grande tragédie des guerres contre le cancer, est que l'on
sait ce qu'il faudrait faire pour arrêter le cancer et qu'on ne fait
pas grand-chose. Il y a une absence de volonté politique, c'est véritablement
un problème politique. » (Robert Proctor)
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Dernière mise à jour : 10 avril 2005